En dénonçant, lors de la présentation du bilan annuel de Swatch Group, « l’économie financière dominatrice des Bourses, des banques, des fonds, sa meute de virtuoses et d’acrobates pétris d’hypocrisie, ses spéculateurs, joueurs assoiffés, les acrobates et jongleurs du cirque financier actuel »*, Nicolas G. Hayek se démarquait de nombre de ses coreligionnaires. Cet entrepreneur suisse est-il un cas isolé ou dit-il tout haut ce que d’autres pensent tout bas ? « Les gouvernements décident de mieux réglementer le système, la belle affaire !, poursuit-il. A qui font-ils appel ? Pas à vous ni à moi : ils choisissent des financiers, parce que ce sont eux les experts, eux qui ont l’expérience. Et que font-ils ? Ils perpétuent la mentalité d’avant ! L’être humain ne va pas apprendre. La cupidité, l’égoïsme, le manque de conscience total, le désir de spéculer, tout cela va revenir. »

Entrepreneur contre manager
Pourquoi les grands patrons français ne s’expriment-ils pas en ce sens, contrairement à ceux de PME ? Pourquoi, lorsqu’ils prennent la plume, se contentent-ils de déplorer au mieux quelques dérapages malheureux, regrettant surtout leur mauvaise image dans l’opinion ? Parce qu’ils cautionnent le système ? Parce qu’ils sont eux-mêmes issus du sérail ? « On a perdu l’esprit d’entreprise, à cause des business schools. Il existe une différence entre un manager et un entrepreneur, constate Nicolas G. Hayek.  On ne valorise plus beaucoup les entrepreneurs. Il faut savoir garder sa fantaisie, l’esprit de ses 6 ans. Continuer de croire au Père Noël. Oser avancer des idées, même saugrenues. L’esprit d’entreprise a été en partie tué depuis qu’on s’est assis devant un ordinateur en pensant qu’on pouvait gagner de l’argent à Wall Street sans bouger. » Avec de telles idées, Nicolas G. Hayek n’aurait probablement pas sa place dans une des nos prestigieuses grandes écoles ou dans l’une de leurs équivalents britanniques ou américains. Et pourtant, c’est ce naïf, ce doux rêveur, qui a sauvé l’horlogerie suisse. C’est lui qui à créé de ses mains le premier groupe horloger mondial, imaginant au passage la Swatchmobile, finalement baptisée Smart. Et cela en respectant les hommes, en ne se servant pas d’eux comme de variables d’ajustement. « Quand un manager veut économiser de l’argent, sa première idée, c’est de renvoyer du personnel, car c’est la plus facile. Il ne réfléchit pas en priorité à la façon d’améliorer ses revenus, ses achats, sa logistique (…). Chez Swatch Group, nous accusons une baisse de 12 à 14 % de nos ventes. Mais nous n’avons renvoyé personne  : nos collaborateurs représenteront une force de frappe formidable dès que la reprise sera là, ils nous font confiance et nous aident à trouver les moyens de réduire nos coûts. »
Alléluia ! Quelle est la proportions de salariés de grandes entreprises françaises qui font aujourd’hui confiance à leur direction ? Le groupe Swatch emploie aujourd’hui  25 000 salariés, fabrique ses montres dans plus de 165 usines en Suisse, tandis que les Smart sortent chaque jour de l’usine de Hambach, en Lorraine.

Pas de chauffeur, mais le plein de projets

Nicolas G. Hayek est certes milliardaire, mais cela ne semble pas être pour lui le plus important. « Je suis content d’être indépendant. Je n’ai pas de dettes, je peux me permettre de dire ce que je pense. Et je peux développer mes projets (…) » Le droit à l’erreur devrait être « inscrit dans la Constitution !, poursuit-il. Il faut revendiquer le droit à l’échec pour chacun d’entre nous. Sans lui, je n’aurais jamais osé lancer Swatch, ni garder toutes ces sociétés horlogères qu’on nous conseillait de fermer quand les Japonais inondaient le marché. » Avec un de nos managers types, un de ceux qui estiment sincèrement valoir ce que valent quelques centaines de salariés — voire quelques milliers pour les plus infatués —, Swatch serait probablement aujourd’hui une entreprise sans usine, une simple marque qui se contenterait d’apposer son nom sur des montres fabriqués par d’autres, en Asie. Les portables, pulls ou autres chaussures Swatch orneraient probablement les rayons de nos grands magasins. La Smart n’aurait sans doute jamais existé et les manufactures Breguet, Blancpain ou Omega ne seraient plus que des souvenirs depuis longtemps.
Nicolas G. Hayek a encore dans ses cartons quelques projets auxquels il tient. Bélénos est l’un d’eux. De quoi s’agit-il ? « Cette fois, je vais fabriquer non pas une voiture, mais un moteur. Quand il sera prêt, les constructeurs pourront l’acheter, s’ils le veulent. Je n’ai pas besoin de leur argent, ni de celui des pouvoirs publics. Nous avons le cash requis, nous investissons et gardons le contrôle. » Avec Bélénos, il s’agit aussi d’améliorer les capacités des cellules photovoltaïques pour produire de l’électricité en quantité suffisante, pour l’exploiter ensuite, grâce à une pile à combustible par exemple.
Nicolas G. Hayek est aujourd’hui âgé de 81 ans. Il n’a ni jet privé ni chauffeur. Il conduit lui-même sa voiture pour couvrir chaque jour les 97 kilomètres qui le séparent de son bureau. Distance qu’il parcourt à nouveau le soir pour rentrer chez lui. « L’argent, pour un entrepreneur, c’est un instrument de travail. L’objectif, c’est de créer des richesses pour tous. » Si patrons et politiques français étaient plus nombreux à penser ainsi et à le dire clairement, le Français moyen, comme il est de bon ton de l’appeler, serait beaucoup plus enclin à les mieux considérer.

* Toutes les citations sont extraites d’un entretien réalisé par Nathalie Lion. A lire en intégralité dans de L’Express du 19 juillet 2009