Les montres Louis Vuitton n’étaient pas assez élitistes pour le nouveau patron de la marque. Désormais, certains modèles coûtent plusieurs dizaines de milliers d’euros. Ouf !, l’honneur est sauf. Mais elles ne sont pas fabriquées en France. © Louis Vuitton

Que vaut-il mieux : que l’industrie française soit réputée et appréciée par des millions d’utilisateurs à travers le monde pour ses verres Duralex, ses stylos Bic, ses cahiers Clairefontaine, ses canifs Opinel ou ses shampoings Garnier, ou par quelques milliers de clients fortunés seulement pour ses sacs Hermès ou ses bijoux Cartier ? Depuis nombre d’années, la montée en gamme est le mantra que les spécialistes répètent à l’envi parce que lui seul permettrait, à la fois, de rivaliser avec nos voisins allemands – avec leurs voitures en particulier – et de se protéger contre les pays à bas coûts. La production française peinerait en effet à trouver sa place sur le marché mondial, coincée entre l’entrée de gamme abordable au plus grand nombre et le haut de gamme, élitiste et rémunérateur. Bref, il faudrait s’adresser à cette élite et délaisser la populace, un objectif conforme au rapport du Think Tank Terranova paru en 2011. Soit. Et qu’en est-il au bout du compte ? La capitalisation d’entreprises comme LVMH, Hermès ou Chanel a atteint des sommets, au point de devenir, pour les deux premières, les deux plus grosses valeurs de la Bourse de Paris.

Toujours plus cher, plus inaccessible

En 2022, LVMH est même devenu la plus importante capitalisation boursière en Europe. Et ce n’est pas terminé, puisqu’un des Jean Arnault a décidé de faire des montres Louis Vuitton, dont il a pris la direction, des modèles encore plus exclusifs, autrement dit inabordables. Si quelque gueux, avec quelques économies, avait encore l’idée de s’offrir la montre Tambour Louis Vuitton de ses rêves, c’en est désormais fini de ses espoirs. Fini le mélange des torchons et des serviettes. Le propriétaire de Gucci, un autre oligarque tricolore du luxe, veut lui aussi gonfler les prix des produits de la maison italienne, dont les ventes sont en berne. Et si ces ventes ne sont pas ce qu’elles devraient, ce n’est pas parce que les collections Gucci ne séduisent plus les clients, mais parce qu’elles ne sont pas assez chères. La richesse accumulée par ces marques de luxe françaises est une excellente affaire pour leurs actionnaires et, accessoirement, pour leurs quelques centaines de salariés. En revanche, cette prospérité ne change rien ou presque à la donne : le commerce extérieur de l’Hexagone reste désespérément déficitaire.

La maroquinerie de luxe demande un savoir-faire exceptionnel – ici la fabrication de sacs Moynat, du groupe LVMH – et permet de créer des emplois dans l’Hexagone. Mais fabriquer des sacs de luxe ne remplacera jamais la production de produits grand pubic. © La Fabrique hexagonale

Une fabrication élitiste ne peut pas remplacer une production de masse

En effet, les importations de pétrole et de gaz représentent à elles seules 69 milliards d’euros, tandis que les ventes des principaux secteurs exportateurs (aéronautique et spatial, parfums et cosmétiques, agroalimentaire et chimie) rapportent moins de 60 milliards d’euros. En 2023, la France a vendu pour 30,8 milliards d’euros d’Airbus et de satellites, mais dans le même temps, le déficit commercial s’est élevé à 23,9 milliards d’euros pour ce qui est de l’automobile. Il y a vingt ans, ces mêmes automobiles permettaient à l’Hexagone de dégager un excédent de 14, 2 milliards d’euros. Les Français se sont-ils, entre-temps, découvert une passion pour les voitures étrangères ? Pas du tout. Simplement, les véhicules qui étaient naguère fabriqués en France le sont désormais à l’étranger. Ainsi, sur les dix voitures les plus vendues dans l’Hexagone en 2023, une seule y était assemblée – la Peugeot 308 – et elle ne figurait qu’à la 7e place de ce classement. Toutes les plus populaires – Renault Clio, Peugeot 208, C3, Peugeot 2008, Renault Captur – ont été importées de Turquie, d’Europe de l’Est ou d’Espagne. En 2004, les Twingo, Clio, 206, C3, 307, Mégane et autres Scenic étaient toutes made in France.

Une main-d’œuvre importante était nécessaire pour fabriquer la Renault 4L en France. Et en plus, cette voiture populaire et bon marché participait à l’excédent commercial de l’industrie automobile tricolore.

Automobile : quel marché pour les marques françaises ?

Quant à la supposée montée en gamme, on peut s’interroger : la DS9, c’est-à-dire la plus onéreuse des voitures tricolores, est ainsi assemblée en Chine, comme l’est d’ailleurs la plus grosse Citroën, la C5 X. La DS4 est pour sa part produite en Allemagne, chez Opel, tandis que l’assemblage du futur SUV DS7, assuré jusqu’à présent à Mulhouse, va être transféré en Italie. Il ne serait donc plus possible de produire de petits véhicules populaires en France pour des raisons de coûts. Le Japonais Toyota continue pourtant d’y fabriquer deux petits modèles, les Yaris et Yaris Cross, à Valenciennes, alors que ses concurrents français ont jeté l’éponge. Malheureusement, l’Hexagone ne semble pas mieux loti pour ce qui est du haut de gamme, faute d’image de marque notamment. Le premium et le luxe sont des spécialités allemandes, avec les marques Audi, BMW, Mercedes-Benz et Porsche, italiennes, avec Ferrari, Lamborghini, Maserati voire Alfa Romeo, ou encore britanniques, avec Aston Martin, Bentley, Jaguar, Land Rover ou Rolls-Royce. Rien de tout cela dans l’Hexagone, alors comment monter en gamme ?

Producteurs et consommateurs ont été dissociés

Il est sans doute est-il plus prestigieux d’exporter des Airbus A350 que de modestes Twingo ou C3 , mais les volumes des premiers et ceux des secondes sont incomparables. Cette différence se manifeste en matière d’emploi et d’échanges commerciaux. Difficile d’équilibrer une balance commerciale quand on transforme l’automobile, naguère première industrie exportatrice française, en un des principaux postes déficitaires. Et comme les délocalisations ont également détruit l’industrie du cycle, du textile et de l’habillement, de la chaussure, des médicaments ou encore, pour moitié, de l’alimentation, on comprend qu’un retour à l’équilibre de cette balance commerciale – sans même parler d’excédents – est pour le moins hypothétique. Tous les produits dont les hommes et les femmes ont besoin au quotidien, qui étaient hier manufacturés en France, sont à présent importés. En optant pour la montée en gamme, il s’est agi de produire dans l’Hexagone des articles de luxe – maroquinerie, cosmétique, parfum, alcool, jets privés, hélicoptères – et de ne s’adresser qu’aux plus aisés, voire aux plus fortunés, en France et ailleurs. Quant à l’immense majorité de la population, elle doit consommer des produits fabriqués ailleurs. La déconnexion entre production et consommation est complète.

Renault va de nouveau produire en France des voitures populaires, abordables – à défaut d’être bon marché – et qui renouent les liens qui unissaient naguère la marque et les automobilistes français. © Renault

Le pari de Renault : concilier patrimoine, technologie et made in France

Quelques voix se font désormais entendre, qui remettent en question le bien-fondé de la montée en gamme. Certains industriels tentent même de remonter le temps. Ainsi, en relançant la 4 L et la R 5 – en version exclusivement électrique – et en décidant de les fabriquer en France, Renault veut « se réconcilier », se reconnecter avec les Français, avec leur histoire et leur patrimoine communs. Le groupe Stellantis*, en l’occurrence les marques Peugeot et Citroën, a fait le choix inverse. Ses petits modèles populaires, électriques, resteront fabriqués à l’étranger. Les automobilistes vont-ils, demain, privilégier les voitures made in France à celles importées d’Europe de l’Est ou d’Espagne, même si elles sont un peu plus chères ? Les prochaines années nous le diront. Si tel est le cas, si la mobilité électrique se diffuse à grande échelle et si l’Hexagone parvient à réduire significativement ses importations de pétrole et de gaz, peut-être le déficit commercial de l’Hexagone pourra-t-il se résorber. Dans le cas contraire, il a toutes les chances de rester durablement rouge vif. Pas gagné.

* Le groupe a en revanche choisi d’investir massivement en France pour fabriquer ses propres cellules, la batterie représentant de 30 à 50 % de la valeur ajoutée d’un véhicule électrique.