Acte 1
Quelle époque formidable nous vivons. Les produits financiers sont à ce point perfectionnés qu’ils diluent le risque pour le faire disparaître totalement. Les grands noms de Wall Street ou de la City proposent aux plus fortunés des rendements inespérés, là aussi sans risque. L’immobilier grimpe sans cesse : les rentiers, les banquiers, les promoteurs, les agents immobiliers, les notaires, l’Etat, tous profitent à plein de ce boom. Mais pas seulement. Les plus modestes peuvent eux aussi devenir propriétaires. Certes les tarifs atteignent des niveaux stratosphériques, mais demain, en revendant leur bien à un prix encore plus élevé, ils seront malgré tout gagnants. La culbute est assurée ! Des placements astucieux comme « le Robien » permettent de transformer le mal, c’est-à-dire l’impôt, en bien, du patrimoine. Les Bourses volent de records en records, fusionnant ici et là pour accroître encore leur puissance et leur mainmise sur l’économie. Partout des méga-fusions, des acquisitions, des LBO et autres OPA, avec bien sûr, leur lots de restructurations. Malheureuses mais indispensables. Partout l’argent coule à flots, la croissance croît, les consommateurs consomment, les spéculateurs spéculent, les riches s’enrichissent, le prix des matières premières et de l’énergie décollent… Les délocalisations permettent de produire à des tarifs dérisoires tout en vendant au même prix au client final. On détricote les textes mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour libérer les énergies et permettre à ceux qui le veulent de gagner plus d’argent, en travaillant plus bien sûr. Les heures supplémentaires sont à la mode. Partout l’Etat recule au profit d’acteurs privés, tellement plus rationnels et efficaces. Bien sûr tous ne profitent pas de ce formidable boom économique, mais à quoi bon s’apitoyer. Faut-il ralentir cette course fantastique pour attendre ceux qui ne courent pas assez vite, quand bien même seraient-ils de loin les plus nombreux ? Certainement pas… Les forces de l’ordre veillent pour réduire au silence les grincheux et les mécontents. Ailleurs, l’Hyper-puissance manie la carotte et le bâton pour que rien n’entrave la marche du progrès, pour calmer les gueux. Demain un bouclier anti-missiles ici et un parapluie nucléaire là stabiliseront encore un peu plus le bel édifice. Alors à quoi bon s’inquiéter… La vie est belle. La finance internationale règne en maître et décide de tout. Une phase de croissance et de bonheur à l’échelle mondiale s’ouvre, pour une durée jusqu’ici inconnue.

Acte 2
Par Dieu sait quel mystère, le rêve est devenu cauchemar, en quelques mois seulement. Les dérivés financiers qui gommaient hier le moindre risque sont devenus le risque eux-mêmes. Plus personne n’en veut. Les banquiers refusent de se prêter le moindre cent. Les plus grandes institutions de Wall Street s’effondrent les unes après les autres. L’Etat, le diable, est appelé au secours. S’il n’aide pas ces ex-fleurons, ces modèles de gestion saine et rationnelle, l’économie dans son ensemble menace de s’écrouler. Les sauver est donc un moindre mal. Nombre d’entre eux disparaissent malgré tout, du jour au lendemain. Les gourous de la finance et les traders se révèlent être au mieux des apprentis-sorciers, au pis de vulgaires escrocs, capables de vendre à leurs richissimes clients des arnaques vieilles de plusieurs siècles. Les Bourses dévissent les unes après les autres et perdent en quelques semaines la moitié, voire davantage, de leur valeur. Des banques et des compagnies d’assurance, jadis numéros 1 mondiales, ne valent guère plus que l’épicerie du coin. Des chaînes de magasins, des géants des télécoms ferment leurs portes. Les petits propriétaires sont légion à ne plus pouvoir rembourser leurs emprunts et finissent à la rue. Leurs créanciers se retrouvent avec sur les bras quantité de biens que plus personne ne veut. L’argent qui coulait à flots se tarit. En Europe et en Amérique, on reparle de protectionnisme. La Chine, l’usine du monde, tourne au ralenti. La moitié de ses fabricants de jouets jettent l’éponge. Plus de vingt millions de nouveaux chômeurs regagnent la campagne qu’ils avaient laissée pour venir travailler à l’usine, en ville. Le Japon et l’Allemagne s’enfoncent dans la récession. Les deux principaux exportateurs mondiaux ne trouvent plus de débouchés à leurs produits. Les prix de l’immobilier et la Bourse s’affaissent à Londres. Dans les rue de la City, les charrettes succèdent aux charrettes. L’Irlande est en plein marasme. L’Islande, en faillite, doit faire appel à des capitaux russes pour ne pas couler. Plus de 100 000 chômeurs sont recensés en Espagne en seulement un mois. En France, le marché de l’immobilier se grippe : les propriétaires ne veulent pas baisser leurs exigences, les acheteurs ne veulent plus acheter. La construction chute. Les usines automobiles ferment à tour de rôle pour plusieurs semaines. Une moyenne de 50000 salariés perdent leur emploi chaque mois. Là aussi l’Etat est appelé au secours. Les capitaines d’industrie en sont réduits à faire l’aumône. Les mouvements sociaux se multiplient pour réclamer de quoi vivre, pour dénoncer le coût de la vie. Les Antilles françaises sont paralysées par la grève. Le premier sang coule en Guadeloupe. Partout, la colère gronde. La rue n’a plus confiance, elle n’y croit plus. Elle ne consomme plus. Et sans la docilité, la bonne volonté, sans la servitude volontaire du plus grand nombre, rien n’est plus possible. Le roi est nu, les « décideurs » impuissants. Ils semblent n’avoir rien vu venir, aveuglés par leurs propres certitudes. Ils sont en ce sens à l’image de ces deux sous-marins nucléaires, britannique et français, qui se sont télescopés en plein océan Atlantique, avec à leur bord six missiles nucléaires balistiques à têtes multiples et quelque deux cent cinquante marins. Aussi high tech, aussi indétectables, aussi sûrs de leur force l’un que l’autre, ils n’ont rien vu venir. Ils n’ont pas pu éviter la collision.

Acte III ?