Imaginons une minute : la Révolution française est en marche, la royauté est abattue et il faut construire une autre France. Pour ce faire, on consulte les élites de l’Etat et on leur demande de penser un nouveau régime, de définir de nouvelles relations sociales, d’imaginer d’autres institutions, cela pour corriger les tares de l’Ancien Régime. Et que se passe-t-il ? Rien, probablement. Ces éminents membres du clergé et de la noblesse, qui jouissent chacun des privilèges dont l’écrasante majorité est privée, donnent le meilleur d’eux-mêmes, consacrent toute leur énergie à ne surtout rien changer. Tout en prétendant le contraire. Quelques broutilles à la marge sont amendées, quelques miettes sont généreusement abandonnées. Et c’est au sujet de ces « fantastiques » changements que l’on fait du bruit, que l’on communique, comme on dit deux cents ans plus tard. Il faut bien donner quelques gages pour calmer le petit peuple. En prenant grand soin, surtout, de dissimuler le reste, l’essentiel, ce qui ne change pas.
Heureusement, ce n’est pas aux tenants de l’ordre établi que l’on confia la refonte de la société française au lendemain de la Révolution française…
C’est en revanche ce que l’on fait aujourd’hui.

Au cours de l’historique nuit du 4 août 1789, les révolutionnaires français abolissent les privilèges. Le 4 août 2009, quelques journalistes révèlent que les banques françaises viennent de renouer avec les leurs, à commencer par celui de distribuer de confortables bonus. Les grandes entreprises continuent quant à elles de répartir les dividendes entre actionnaires, mais aussi les lettres de licenciement entre salariés. Crise oblige.

Mental d’acier et vision réaliste
Mais après tout, comment s’en étonner ? Les décideurs d’hier sont ceux d’aujourd’hui. Ceux qui sont à la tête de l’Etat prendront demain les rênes de telle banque ou de telle multinationale. Tout cela se passe entre gens de bonne compagnie. Naguère, les enfants de bonnes familles étaient aiguillés vers la carrière militaire, parfois vers l’Eglise, d’autres prenaient la succession de papa. Aujourd’hui, leurs descendants sont dirigés vers les grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce, parfois vers l’ENA, où ils seront patiemment modelés pour qu’ils défendent ensuite une certaine vision du monde. Avec ce passeport indispensable, ils pourront alternativement occuper les plus hauts postes du privé et du public, défendre un jour un principe et le lendemain son contraire.
Qui sont donc ces aristocrates, aujourd’hui ? Si l’on en croit l’article publié par L’Expansion dans son numéro d’été, et intitulé « Comment se fabrique un grand patron », ils sont « toujours entre deux avions, enchaînant les réunions sans souci du décalage horaire, imprégné[s] des cultures du management du monde entier… »… Des surhommes, en quelque sorte.
Une simple lecture des intertitres confirme cette impression : « Culture managériale et réactivité de rigueur » ; « La maîtrise de la finance reste un impératif » ; « Mental d’acier et résistance physique ». Pas de doute, tous ces diplômés de l’X, d’HEC, des Mines ou de l’ENA ne sont ni des hommes ni des femmes comme les autres. Et d’ailleurs, ils le disent eux-mêmes. Ainsi Xavier Caïtucoli, P-dg de Direct Energie : « Le leadership d’aujourd’hui implique d’avoir une endurance physique et mentale, car la pression est permanente et vient de tous les horizons. » Ou Martin Vial, directeur général d’Europ Assistance : « Le dirigeant du XXIe siècle doit savoir maintenir le cap sur sa vision tout en manifestant une agilité opérationnelle personnelle permanente. » Ou enfin Jean-Paul Bailly, le président du Groupe La Poste : « Pour avoir une vision réaliste du monde actuel, le dirigeant doit avoir une formation d’ingénieur et de manager, dont une partie suivie à l’international ». Ah, la fameuse double formation complétée par une expérience à l’étranger ! Hors de cette voie royale, point de salut.

Hallucinations postales
Au fait… La « vision réaliste du monde actuel » à laquelle M. Bailly fait référence est-elle celle qui lui inspira son offensive sur l’ouverture du capital de La Poste et son changement de statut, il y a un an ? Juste à la veille de la déconfiture généralisée du système bancaire et de la chute des Bourses à travers le monde ? Il ne pouvait rêver meilleur moment, en effet. Qu’en est-il un an après ? La transformation de La Poste est sur les rails, poussée par son visionnaire dirigeant et par son allié, le gouvernement français…
Pourquoi nos élites renieraient-elles et voudraient-elles détruire un monde qui les fit rois ? Et pourquoi les banquiers de La Banque postale, infiniment plus banquiers que postiers, n’auraient-ils pas eux aussi droit aux petits cadeaux de fin d’année?
Classes populaires et classes moyennes les plus modestes ne pourront comme toujours compter que sur elles-mêmes. Ou s’en remettre à Dieu, comme le suggère M. Pineau-Valencienne, ancien P-dg de Schneider SA, toujours dans les colonnes de L’Expansion : « C’est dans ce moment difficile*  que j’ai renoué avec la spiritualité. En relisant l’Epître de saint Paul aux Philippiens j’ai appris à être heureux en moi-même, où que je me trouve, quelles que soient les circonstances de la vie. » Eh oui, braves gens, le Paradis n’est pas sur terre.
Mais, Dieu soit loué, demain, les derniers seront les premiers… Finalement, depuis 1789, rien n’a vraiment changé.

* « L’affaire belge » envoya M. Pineau-Valencienne en prison quelque temps.