Un jour, s’adressant au « pauvres bougres » d’AmĂ©rique et d’Europe « victimes de l’alcoolisme financier », Mercure dit : « En Orient, il est une ville s’appelant ShanghaĂ¯ : elle a devant elle les routes de toutes les mers et, dans son dos, quatre cents millions de personnes Ă  faire boire, manger, jouer, Ă  Ă©clairer, Ă  raser et Ă  tondre. On l’ouvre au marchĂ© des blancs. Avis. Ainsi naquit ShanghaĂ¯, de mère chinoise et de père amĂ©ricano-anglo-franco-germano-hollando-italo-japono-judĂ©o-espagnol. »
Albert Londres, considĂ©rĂ© comme Ă©tant le premier grand reporter français, Ă©crit cette manière de rĂ©cit mythologico-franco-chinois au dĂ©but des annĂ©es 1920. A cette Ă©poque, les seigneurs de guerre se disputent la Chine. Les batailles se succèdent… Le Kuomintang de Tchang KaĂ¯-chek finit par prendre le pouvoir quelques annĂ©es plus tard, tentant en vain d’unifier le pays. Jusqu’Ă  l’arrivĂ©e au pouvoir des communistes, anciens alliĂ©s du Kuomintang, en 1949. Dès lors, la Chine se ferme Ă  l’Ă©tranger et les espoirs de fortune des Occidentaux sont mis entre parenthèses, quelques dizaines d’annĂ©es.

Des services ou des jambons
« Il est des citĂ©s oĂ¹ l’on fait des canons, d’autres des Ă©toffes, d’autres des jambons. A ShanghaĂ¯, on fait de l’argent. C’est la matière première et dernière »,
Ă©crit encore Albert Londres. Qu’en est-il aujourd’hui de New York, de Londres, de Paris, de Francfort, de Genève, etc. ? Le cauchemar du journaliste visionnaire est Ă  prĂ©sent une rĂ©alitĂ©. Le monde est un immense ShanghaĂ¯ et l’argent LA matière, première et dernière. Pis : le gouvernement chinois a depuis ouvert Ă  nouveau la porte de son pays aux banquiers et aux businessmen du monde entier. Pendant que l’Occident ne « produit » plus que des services, des crĂ©dits, des prĂªts immobiliers Ă  « rallonge », la Chine fait vivre le monde entier, en finançant les dĂ©ficits de certains et en fabriquant, sur son territoire, pour le compte des entreprises du monde entier. Ce ne sont plus quatre cents millions de Chinois qu’il faut nourrir, abreuver, vĂªtir, divertir…, mais une planète entière. Le recueil de reportages qu’Albert Londres faisait Ă  l’Ă©poque paraĂ®tre dans la presse s’intitule La Chine en folie. Comment l’appellerait-il quatre-vingt-dix ans plus tard, alors que le gouvernement chinois est engagĂ© dans une course folle Ă  la croissance, que des villes nouvelles Ă©difiĂ©es Ă  la chaĂ®ne restent dĂ©sespĂ©rĂ©ment dĂ©sertes ?

Foi d’homme libre
Les tremblements de terre, tsunami et catastrophe nuclĂ©aire au Japon suffisent Ă  paralyser certains secteurs de l’industrie mondiale. Cinq usines Toyota doivent fermer leurs portes plusieurs jours en Europe ; PSA est obligĂ© de rĂ©duire la fabrication de ses moteurs Diesel, faute de dĂ©bitmètres d’air made in Japan. Un seule pièce vous manque et tout est arrĂªté…

© SKK

Imaginons quelques instants les consĂ©quences que pourrait avoir en Chine une catastrophe naturelle majeure, voire un changement de pouvoir politique ? Car contrairement Ă  ce que prĂ©tendent les autoritĂ©s politiques occidentales, toujours promptes Ă  brandir les droits de l’homme, la main de fer du pouvoir chinois et la stabilitĂ© qu’elle garantit arrangent bien leurs affaires.
« Foi d’homme libre, on ne peut passer cette ville-lĂ  sous silence, Ă©crivait encore Albert Londres. Quand tous les coins du monde seront devenus des ShanghaĂ¯, le monsieur ayant encore le goĂ»t des choses de l’esprit devra, sur-le-champ, acheter un revolver, le poser sur sa tempe, penser une dernière fois Ă  sa famille, jouer Ă  pile ou face, perdre, et se brĂ»ler la cervelle. »
Heureusement les « choses de l’esprit » ne sont plus, de nos jours, les plus largement enseignĂ©es.